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Anne Stevignon : nous estimons que certaines allégations environnementales de TotalEnergies sont trompeuses

Rédigé par Mathieu JAHNICH, publié le 02 juin 2025

En mars 2022, Les Amis de la Terre France, Greenpeace France et Notre Affaire à Tous, avec le soutien de ClientEarth, ont assigné TotalEnergies en justice pour pratiques commerciales trompeuses. Les associations dénonçaient la vaste campagne de greenwashing organisée par la multinationale pétrolière et gazière dans le cadre de son changement de nom de Total pour TotalEnergies en 2021.

L’audience « au fond » de ce recours se tiendra le jeudi 5 juin 2025 au Tribunal judiciaire de Paris. Le jugement devrait être rendu quelques semaines ou mois plus tard. Pour la première fois, TotalEnergies doit défendre devant un tribunal la sincérité de son objectif de neutralité carbone et de sa stratégie climat, communiqués aux consommateurs, face à la réalité de son expansion continue des énergies fossiles.

Pour ce 16e numéro de Greenwashing News, j’ai invité l’une des juristes des associations environnementales demanderesses, Anne Stevignon (Notre Affaire à Tous), de nous présenter les enjeux de cette audition et, plus largement, son regard sur la « judiciarisation » du greenwashing. Bonne lecture !

Bonjour Anne Stevignon. Pouvez-vous présenter votre parcours et votre fonction au sein de Notre Affaire à Tous ?

Je suis juriste au sein de Notre Affaire à Tous, où je suis en charge des contentieux et du plaidoyer liés à la responsabilité climatique des entreprises. Mon travail consiste à concevoir et suivre des actions en justice fondées sur le droit privé pour faire reconnaître les obligations juridiques des grands émetteurs en matière climatique, ainsi qu’à contribuer à l’évolution du cadre normatif applicable, en France et en Europe.

Je m’intéresse à la question de la responsabilité des entreprises fortement émettrices de gaz à effet de serre depuis plus de 12 ans. Je suis en effet docteure en droit et ma thèse intitulée « Le climat et le droit des obligations » portait notamment sur les obligations civiles des entreprises en matière climatique et sur les conditions dans lesquelles leur responsabilité peut être engagée. Avant de rejoindre Notre Affaire à Tous, j’ai exercé en tant qu’avocate, ce qui me permet aujourd’hui d’articuler pratique contentieuse et réflexion juridique sur les leviers mobilisables face à l’inaction ou à l’écoblanchiment des grandes entreprises.

Pouvez-vous rappeler quels sont les principaux reproches que vous formulez à l’égard de la communication de TotalEnergies ?

Ce recours porte sur un ensemble d’allégations environnementales formulées par TotalEnergies à partir de mai 2021, dans le cadre d’une vaste campagne institutionnelle liée notamment à son changement de nom. Nous estimons que certaines de ces allégations, dont la diffusion auprès des consommateurs se poursuit à ce jour, sont trompeuses au sens des articles L. 121-1 et suivants du Code de la consommation qui régit les pratiques commerciales trompeuses en droit français.

Sont visées en particulier :

  • les déclarations relatives à l’ambition d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050 et d’être un acteur majeur de la transition énergétique ;
  • les prétendues performances environnementales du gaz fossile (dit « gaz naturel ») ;
  • les prétendues vertus des agro-carburants.

Ces messages peuvent induire en erreur un consommateur moyen, dans la mesure où ils ne reflètent pas la réalité des activités et de la stratégie de l’entreprise, ni la nature des produits commercialisés.

En effet, il ne faut pas oublier que TotalEnergies reste, de manière documentée, un acteur dont l’empreinte carbone est massive [1] et l’un des principaux développeurs mondiaux de nouveaux projets fossiles [2]. Ses allégations s’inscrivent à rebours du consensus scientifique selon lequel il est indispensable de réduire immédiatement et de façon drastique le recours aux énergies fossiles et de cesser immédiatement l’exploration et de l’exploitation de nouveaux gisements pétroliers et gaziers pour espérer tenir l’objectif fixé par l’Accord de Paris. TotalEnergies n’est donc pas un « acteur majeur de la transition énergétique » et ne peut prétendre viser la neutralité carbone tout en continuant à développer de nouveaux projets de production d’énergie fossile.

Ces allégations sont aussi trompeuses en ce que le gaz est une énergie fossile, comme le pétrole et le charbon, qui est très émettrice. En effet, l’empreinte du gaz fossile sur tout son cycle de vie (extraction, traitement, transport, distribution, utilisation) peut être plus lourde que celle du pétrole voire du charbon lorsque les émissions de gaz à effet de serre induites par les fuites de méthane – qui a un très fort pouvoir réchauffant – sont correctement intégrées. Ce constat est particulièrement vrai pour le gaz naturel liquéfié qui représente environ la moitié de la production de gaz de TotalEnergies et qui a un impact plus important que le gaz ordinaire car il nécessite davantage d’énergie pour être liquéfié, stocké, transporté et reconverti en gaz. Surtout, le gaz entre en concurrence directe avec des énergies renouvelables bien moins émettrices, ce qui signifie que l’augmentation de l’utilisation de l’énergie gazière se fait au détriment des énergies renouvelables – entraînant ainsi un « verrouillage carbone » (« carbon lock-in »). Ainsi, les allégations de TotalEnergies sur le gaz donnent aux consommateurs l’impression erronée que le gaz fossile produit et vendu par le groupe n’a pas d’impact négatif, voire un impact positif sur le climat.

Enfin, les allégations sur les biocarburants selon lesquelles ceux-ci permettraient d’atteindre une réduction d’au moins 50% les émissions de CO2 par rapport à leur équivalent fossile sont tout aussi trompeuses. En effet, les agro-carburants émettent souvent davantage de gaz à effet de serre que les carburants fossiles si le mode de production de la biomasse utilisée entraine un changement d’utilisation des terres favorisant la déforestation. Les affirmations exagérant le rôle potentiel des agro-carburants dans la décarbonation des transports sont donc trompeuses du fait du caractère marginal de l’utilisation actuelle de ces énergies et leur potentiel de développement limité.

Que va-t-il se passer le 5 juin 2025 au tribunal judiciaire de Paris ?

L’audience du 5 juin 2025 est la première audience au fond dans cette procédure civile engagée en mars 2022. Le tribunal examinera le caractère trompeur des communications commerciales litigieuses au regard des exigences du droit français de la consommation issu de la transposition de la directive européenne 2005/29/CE. Il s’agira notamment d’apprécier si les allégations environnementales formulées par TotalEnergies sont objectivement susceptibles d’induire en erreur un consommateur moyen sur les caractéristiques environnementales de ses produits ou de son activité, et si elles ont pu altérer son comportement économique. Le tribunal devra également se prononcer sur la qualification de ces messages comme relevant d’une communication commerciale au sens du Code de la consommation.

Quelles sont les prochaines étapes de cette affaire ?

Après l’audience du 5 juin, le tribunal mettra l’affaire en délibéré et le jugement sera rendu dans les mois à venir.

Les associations demanderesses sollicitent :

  • la reconnaissance du caractère trompeur des allégations visées ;
  • leur interdiction sous astreinte ;
  • l’obligation d’y apposer des mentions correctrices ;
  • la publication d’un résumé du jugement ;
  • et la réparation de leur préjudice moral.

Le jugement se prononcera sur l’ensemble de ces demandes.

Plus largement, quel regard portez-vous sur le durcissement réglementaire dans la lutte contre le greenwashing et sur le rôle des associations de protection de l’environnement en la matière ?  

Le renforcement réglementaire en matière de lutte contre le greenwashing est non seulement nécessaire [3], mais il constitue aujourd’hui l’un des leviers les plus concrets pour rétablir la confiance dans les allégations environnementales des entreprises. Le phénomène a longtemps été traité comme un simple problème de communication ou de réputation ; il est désormais saisi comme un enjeu juridique à part entière, au cœur des obligations de loyauté et de transparence qui pèsent sur les entreprises.

L’enjeu est d’ailleurs double : il s’agit de protéger les consommateurs, mais aussi de garantir une concurrence loyale entre les acteurs économiques. Les entreprises les plus avancées dans la transition sont pénalisées si leurs concurrentes peuvent se prévaloir sans fondement d’allégations environnementales apparemment ambitieuses. C’est pourquoi le contentieux pour pratiques commerciales trompeuses prend aujourd’hui une nouvelle ampleur, en France et plus largement en Europe.

Dans ce contexte, le rôle des associations est central. Les actions judiciaires engagées ont non seulement des effets juridiques concrets, mais aussi un effet d’entraînement, en interpellant les régulateurs et en invitant les entreprises à revoir leurs pratiques. En matière climatique, ces actions sont d’autant plus importantes que l’urgence est réelle et qu’il n’est plus question de tromper des consommateurs sur l’impact prétendument neutre voire positif sur le climat de produits ou d’activités en réalité néfastes. Dans un contexte où le droit européen issu du Green Deal n’est pas figé, la pression combinée du juge et de la société civile est plus que jamais nécessaire pour lutter efficacement contre le greenwashing.

Couverture du dossier de presse des associations Les Amis de la Terre France, Greenpeace France, Notre Affaire à Tous et ClientHearth
  

[1] TotalEnergies est une entreprise dont l’empreinte carbone — incluant les scopes 1, 2 et 3 — représente environ 1% des émissions mondiales annuelles de gaz à effet de serre (le groupe déclarait émettre environ 429 millions de tonnes de CO₂e (Mt CO₂e) pour les scopes 1, 2 et 3  en 2022 dans son Rapport d’activités, p.32).

[2] TotalEnergies est associée à plus de « 23 bombes carbones » représentant représentent à eux seuls 60 gigatonnes de CO₂, soit 25 % du budget carbone mondial restant pour limiter le réchauffement à 1,5° C. Comme le résume Laurence Tubiana, membre du Haut Conseil pour le Climat, « C’est la deuxième entreprise la plus expansionniste dans le secteur des énergies fossiles dans le monde. » (Sénat, Rapport d’information n° 692 (2023-2024), tome I, p. 299 – 300).

[3] Selon une étude de la Commission réalisée en 2020 pour étayer la proposition de directive « Green claims », 53,3 % des allégations environnementales examinées étaient vagues, trompeuses ou infondées et 40 % n’étaient pas étayées).

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